Vaéra

L’Éternel désigne Moïse comme représentant divin face à Pharaon, avec Aaron comme porte-parole : « Va, dis à Pharaon, roi d’Égypte, qu’il laisse partir de son pays les enfants d’Israël. » (Exode 6 ; 11). Il annonce que, malgré les signes et prodiges, Pharaon résistera, permettant à Dieu de manifester sa puissance et de libérer les Israélites. Moïse, âgé de 80 ans, et Aaron, 83 ans, obéissent et se présentent devant Pharaon. Aaron transforme sa verge en serpent, mais les magiciens égyptiens reproduisent ce miracle, et Pharaon reste inflexible.
Dieu envoie alors une série de plaies sur l’Égypte :
Les eaux du Nil deviennent sang, rendant le fleuve nauséabond et invivable : « … Je vais frapper, de cette verge … les eaux du fleuve et elles se convertiront en sang. Les poissons du fleuve périront et le fleuve deviendra infect et les Égyptiens renonceront à boire de ses eaux. » (Exode 7 ; 17-18). Mais les magiciens égyptiens imitent ce miracle, et Pharaon demeure obstiné.
Une multitude de grenouilles envahit le pays : « Si tu refuses de le ( peuple) renvoyer, je m’apprête à infester de grenouilles tout ton territoire. Le fleuve regorgera de grenouilles, elles en sortiront pour envahir ta demeure et la chambre où tu reposes et jusqu’à ton lit ; les demeures de tes serviteurs, celles de ton peuple et tes fours et tes pétrins. » (Exode 7 ; 27-28). Pharaon implore Moïse d’intercéder, promettant de laisser partir le peuple. Une fois le fléau levé, il durcit son cœur.
La poussière se transforme en vermine, infestant hommes et bêtes : « …Étends ta verge et frappe la poussière de la terre, elle se changera en vermine dans tout le pays d’Égypte. » (Exode 8 ;12). Les magiciens échouent à reproduire ce prodige et reconnaissent « le doigt de Dieu », mais Pharaon refuse toujours d’obéir.
Des essaims d’animaux nuisibles envahissent les maisons des Égyptiens : « Un formidable essaim d’animaux pénétra dans la demeure de Pharaon et dans celles de ses serviteurs ; dans tout le pays d’Égypte, la terre était infestée par eux. » (Exode 8 ; 19). Pharaon propose des compromis, mais revient sur sa parole.
Une épidémie décime le bétail égyptien : « …la main de l’Éternel se manifestera sur ton bétail qui est aux champs, chevaux, ânes, chameaux, gros et menu bétail, par une mortalité très grave. » (Exode 9 ; 3) tandis que celui des Israélites est épargné. Pharaon reste obstiné.
Des « éruptions pustuleuses » affectent les Égyptiens et leurs animaux : « Ils prirent la suie de fournaise, se présentèrent devant Pharaon et Moïse la lança vers le ciel ; et elle devint une éruption pustuleuse, qui se développa sur les hommes et sur les animaux. » (Exode 9 ; 9) Les magiciens, également touchés, sont incapables de se présenter devant Moïse. Pharaon refuse encore d’obéir.
Une grêle s’abat sur l’Égypte, détruisant récoltes et vies : « Moïse dirigea sa verge vers le ciel et le Seigneur produisit des tonnerres et de la grêle, des feux s’élancèrent sur le sol et le Seigneur fit pleuvoir la grêle sur le pays d’Égypte » (Exode 9 ; 23) Pharaon implore l’arrêt de la grêle, puis se rétracte après l’accalmie.
Malgré ces plaies successives, Pharaon continue de refuser la libération des enfants d’Israël, comme l’Éternel l’avait prédit.
Chabbat Chalom – Parachat Vaera

L’Éternel envoie Moïse et Aaron demander à Pharaon de libérer les enfants d’Israël, mais ce dernier refuse, malgré les signes et prodiges divins. Dieu frappe alors l’Égypte de plusieurs plaies : les eaux du Nil deviennent du sang, des grenouilles envahissent le pays, la poussière se transforme en vermine, et des essaims d’animaux nuisibles infestent les maisons. Une épidémie décime ensuite le bétail, des ulcères frappent hommes et bêtes, et une grêle dévastatrice détruit les récoltes, épargnant toutefois la région de Gessen. À chaque fléau, Pharaon promet de libérer les Hébreux, mais il revient sur sa parole et s’obstine, accomplissant ainsi ce que l’Éternel avait prédit.
Découverte de Beït Alpha

Hiver 1928 dans la valléede Jezreel à Beit Alpha. Les pionniers creusent le sol pour construire un point d’eau dans les champs… La suite dans la bande dessinée.
Le collectionneur

Efrat Soulam à Inbar Les archives de la ville de Florence n’ont jamais fait mention du héros de cette histoire. Seule Inbar a eu le privilège de le connaçtre… Editions ADCJ – Le Voyage de Betsalel, 2021 ISBN 978-965-93032-0-5 Auteur : Efrat Soulam Illustrations et graphisme : David S. Tous droits de traduction, reproduction ou représentation intégrale ou partielle sont réservés pour tous les pays. Editions ADCJ, 56 rue Hallé, Paris, 75014, France. contact@adcj.org www.adcj.org 1 2 3 4 5 6 7 8 Efrat Soulam 1 Quelque part en Espagne vivait Isaac de Manzana. Ses ancêtres, à la recherche d’une terre d’accueil, s’étaient installés dans la région de Salamanque où ils cultivaient des champs de pommiers et s’adonnaient à la teinture de soie. ‘Haïm, l’arrière-grand-père d’Isaac, avait un jour décidé d’abandonner ses terres pour s’installer aux abords d’une ville commerçante. Loin des pommiers, il avait ouvert un négoce de tissu et continuait la teinture. Isaac et son père, Emmanuel, se partageaient les tâches. Isaac voyageait, dans les contrées les plus reculées, à la recherche de tissus précieux et Emmanuel développait ses techniques de teinture. Il améliorait les jaunes dorés et les orangés en additionnant des graines d’Avignon à de l’alun, ou encore de la garance, ce qui ajoutait une valeur inestimable aux soieries. De plus il s’occupait de la vente et des contrats en Espagne et à l’étranger. On pouvait voir Isaac à la halle aux draps de Gand ou à Cambrai, à la recherche des derniers lainages. Les routes d’Europe n’avaient pas de secret pour lui pas plus que celles qui menaient en Turquie, en Perse et aux Indes. De ces lointains pays il ramenait de chatoyants taffetas au pli cassant, des satins doux et luisants, des crêpes mats aux fils de soie si tordus qu’ils donnent de la lourdeur aux plis. Il réservait ses plus belles pièces aux cours royales où, recherchées et convoitées par toutes les grandes dames, elles étaient vendues avant même son arrivée. Un jour de l’année 1494, alors qu’il se trouvait à Toulouse, une des villes du triangle d’or du pastel, Isaac reçut une étrange dépêche. Il reconnut l’écriture. C’était celle de son père. Emmanuel lui demandait de continuer la route vers Venise et vers Smyrne où une importante commande de marchandise l’attendait. A la fin de la lettre il précisait qu’il en allait du renom de la maison. Soucieux, Isaac, regarda le ciel gris et associa l’orage qui se préparait au contenu du message. Jamais son père ne lui avait demandé de retarder son retour. Surtout après six mois d’absence. Sa famille lui manquait. Il savait sa femme enceinte. De voyage en voyage il voyait combien ses enfants grandissaient. A chaque retour, Isaac remarquait la manière un peu gauche qu’ils prenaient pour s’adresser à lui. Cela le peinait. Il accomplissait un périple qui le privait des siens et sentait parfois la vie défiler sans lui. Des pensées de toutes sortes l’assaillirent. Las, il monta dans sa chambre remettant au lendemain l’itinéraire de sa prochaine expédition et la rédaction de son courrier. 8 2 Deux mois après avoir quitté Toulouse, alors qu’il atteignait la Lombardie, un paquet et une lettre écrite par un ami de la famille, venaient renforcer son pressentiment en lui apprenant un tragique évènement. Malgré la haute protection dont jouissaient les Manzana, Emmanuel avait pressenti l’imminence d’un danger. L’élection d’un nouveau prélat dans la région provoqua leur perte. Du jour au lendemain, voisins, connaissances, employés et clients changèrent d’attitude à leur égard. A l’atelier, quelques ouvriers saccagèrent les cuves de colorants et les autres cessèrent tout simplement le travail. Les nombreuses pièces grèges qui n’avaient pas encore été traitées, et celles qui étaient prêtes à être envoyées furent souillées. Les grands d’Espagne leur tournèrent le dos. Jusque-là, ils avaient été épargnés. Deux ans auparavant, lorsque tous leurs semblables avaient fui l’Espagne, les Manzana étaient restés. Leur tour était venu maintenant. Son père avait cherché à faire sortir incognito sa famille d’Espagne. C’était sans compter sur la dénonciation d’une de leurs servantes. On ne retrouva que des traces de sang séché sur le bord de la route qui mène à Lisbonne. Le cocher et la voiture avaient disparu. Le document officiel indiqua qu’ils avaient été attaqués et tués par des brigands. La missive continuait ainsi : « … quelques jours avant son départ, votre saint père, que Dieu ait son âme, m’a demandé de vous tenir informé s’il venait à disparaître et de vous remettre ce paquet. J’étais chargé d’assurer le dernier relais qui devait mener toute votre famille hors d’Espagne. Mais le relais n’est jamais arrivé. Ne les voyant pas au rendez-vous, j’ai commencé les premières recherches qui, pour notre malheur, se sont avérées vaines. C’est la raison pour laquelle je joins à ma lettre, sur la demande de votre père, un pli écrit de sa main ainsi qu’un paquet… ». Le courrier contenait les directives à suivre sur le fonctionnement des comptoirs situés hors d’Espagne, s’il arrivait qu’ils ne se revoient plus. Dans le paquet, il trouva un coffret en bois gainé de cuir noir au couvercle légèrement bombé et décoré de rinceaux gravés. A l’intérieur, parmi les divers documents, il remarqua trois livres, des bénédictions de courage et de protection rédigées par sa femme, ses enfants et ses parents. Il y avait aussi la liste des services rendus par sa famille aux souverains d’Espagne, les titres de propriété des biens en Espagne et à l’étranger. Le premier livre était le Ma’hzor de l’arrière- grand-père ‘Haïm. Dans le second livre, transmis de génération en génération, était consignée, en écriture micrographique, l’histoire des Manzana. Il y trouva également les informations sur les déplacements, les achats, les ventes, les services rendus, les comptoirs, les personnes auprès de qui se recommander. Le troisième livre était un traité de recettes de teinture écrit en hébreu par un Abraham Manzana. Isaac prit l’enveloppe de sa femme, la serra dans sa main et ferma les yeux. Son cœur battait à tout rompre. Ses oreilles bourdonnaient et ses yeux se remplirent de larmes. Les hommes du chargement, occupés à leurs tâches, ne le virent pas traverser la ville l’air hagard. Il marcha longtemps. Ses pas le guidèrent à la lisière d’une forêt qu’il ne connaissait pas. Mais peu importait le lieu, peu importait le temps. Il suivit un sentier. Les fourrés et les taillis l’égratignaient au passage, il ne ressentait rien. Sa poitrine, sa gorge s’enflaient pour crier, mais aucun son ne sortait. Les larmes l’empêchaient de reconnaître l’endroit où il se trouvait. Sa respiration se fit lente et difficile. Il perdit le contrôle de son corps, de ses gestes et tomba inanimé près d’un cours d’eau. Il sombra dans un demi-sommeil et devina le soleil se lever et se coucher, incapable de bouger. Puis un matin, en changeant de posture, il s’étira. Ses membres lui faisaient mal comme s’il avait été battu. Il avait fait un horrible cauchemar. Confus, il n’arrivait pas à ordonner ses pensées. Avait-il été attaqué et abandonné aux abords d’un ruisseau ? Il regarda ses habits maculés, tâta sa barbe, qui le démangeait. Le pli, froissé, sur lequel il était tombé inanimé, le ramena à la réalité. Absent, il fixa le ruisseau. Machinalement il se déshabilla et y entra. Le contact avec la fraîcheur le réveilla un peu. Il observa la transparence de l’eau, les plantes qui s’y reflétaient, l’éclat de la lumière à travers les feuilles, les couleurs noyées du tapis de cailloux qui couvrait le fond du ruisseau. Il resta immobile un long moment. La peine avait assourdi son cœur, alourdi son rythme. Il retrouvait sa respiration. Peu à peu il se mit à percevoir les battements de son cœur, à écouter le doux frémissement des feuilles sous le vent, le chant des oiseaux, le clapotement de l’eau. Un papillon frôla son épaule. Il fut surpris par l’intensité du coassement des grenouilles. La vie était présente autour de lui, en lui et en même temps si loin de lui. Il avait l’impression d’être le témoin d’une histoire qui n’était pas la sienne. Le jour déclinait lorsqu’il sortit de l’eau. Il se sécha, se rhabilla et relut le courrier rédigé par son père du début à la fin. Le responsable du chargement l’avait attendu plusieurs jours. Inquiet de ne pas le voir réapparaître et ne pouvant, bien sûr, imaginer d’aussi terribles événements, il décida cependant de continuer la route vers la prochaine succursale. Il laissa à l’aubergiste une note informant son maître du départ de la marchandise. Les destinataires devaient être livrés à temps. Lorsque Isaac, revenu en ville, apprit que le chargement avait quitté Toulouse dans les délais prévus, il rédigea une annonce à l’intention de tous les comptoirs, situés hors d’Espagne, les informant de la mort de son père et des derniers événements qui les empêchaient désormais de faire du négoce avec l’Espagne. Il prescrivit à la succursale de Hollande de poursuivre les achats, selon les critères de la maison, et d’assurer les livraisons comme à l’accoutumée jusqu’à son retour dont il ne précisait pas la date. Avant de refermer le coffret il caressa l’enveloppe contenant la lettre de sa femme et ne l’ouvrit pas. 16 3 Il ne désirait plus vivre parmi les hommes. Il aspirait au calme. Désormais il lui fallait du temps pour apprivoiser sa peine. C’était la fin de l’été. Muni de provisions et d’habits chauds, il prit la route en direction du lac de Côme. En inspectant la région il trouva une grotte où il installa un tronc d’arbre, qu’il transforma en lit. L’entrée de la grotte était cachée par un rideau de végétation. A l’aide de branchages, il tressa un grillage afin d’obstruer l’accès à la grotte. L’automne fut l’époque des provisions de nourriture, des réserves de bouts de bois et brindilles. Aux parois de la grotte il avait accroché des peaux d’animaux. Le ciel et les nuages poussés par le vent n’avaient plus de secrets pour Isaac. L’hiver venu, quand les éclairs et le tonnerre se déchaînaient, il sortait de sa grotte pour leur crier son tourment. Il leur demandait pourquoi. Pourquoi sa femme, pourquoi ses enfants, ses parents. Après l’orage, la pluie tombait abondante, sans réponse, et le silence revenait. Au printemps, la curiosité le poussa à contempler la lente ouverture des bourgeons sous la rosée du matin. C’était un miracle après tant de pluie. Il aimait s’allonger sur le lichen lorsqu’il sortait de l’eau. Il fixait les rayons du soleil, filtrés par les branches et les feuilles naissantes. Il vécut là, des jours et des mois. Un matin, il poussa sa promenade jusqu’ à la lisière de la forêt et là, à quelques pas de lui, il aperçut des hommes qui braconnaient. Il s’approcha d’eux sans être vu et écouta leur conversation. La mélodie de leurs voix l’émut. Ça ne ressemblait pas au murmure des feuilles caressées par le vent, ni au pépiement des oiseaux. Ça possédait de la magie. Des mots, des phrases. Des mondes à reconquérir si cela était encore possible. L’épisode se répéta à plusieurs reprises et il admit que cela lui manquait. Entendre des voix le mena à écouter ce qui se disait. Ainsi il fut vite au courant de ce qui se passait dehors. Puis, il eut le désir de quitter la forêt. D’aller vers les hommes, de voir d’autres contrées, de toucher des étoffes, de se nourrir autrement. Alors il prit la route qui le mena en Toscane où il décida de s’établir. 20 4 Il choisit de s’installer à Florence. Située dans la vallée de l’Arno, au milieu de collines de cyprès et d’oliviers, elle semblait sortir d’un rêve. Florence était un centre artistique important et Isaac aimait les beaux objets. C’était aussi la ville de la laine et de la soie, et Isaac était avant tout un homme de négoce. La soie grège d’Asie et les longs écheveaux de laines lustrées d’Ecosse arrivaient à Florence pour être traitées. Grâce à une technique tenue secrète, les teinturiers florentins parvenaient à donner les nuances les plus variées à leurs soieries. Ils importaient leurs marchandises des ports de Livourne et de Pise. Que les Juifs de Florence aient été expulsés cinq ans auparavant ne semblait pas trop le préoccuper. La politique est si changeante. Elle a ce pouvoir de porter aux nues un homme et de le déchoir le lendemain. Il connaissait le danger d’être un homme public, reconnu et respecté pour son argent. Sa famille en avait fait la triste expérience. Désormais il pressentait le danger et s’en était fait un allié en décidant de devenir invisible et de ne s’attacher à rien. L’essentiel à ses yeux était qu’au moment de son installation Florence fût une république libre et un centre artistique influent. L’effervescence artistique qui y régnait était tout à fait particulière. Les grandes familles de banquiers, de marchands passaient commandes auprès des architectes, des peintres, des sculpteurs et des artisans. Tous les projets donnaient lieu à des concours et devenaient des affaires publiques. Les citoyens, fiers de participer à la construction de leur ville, étaient invités à donner leur avis et l’on pouvait voir à toute heure de la journée des groupes discuter devant un bâtiment ou sur un terrain vague, imaginant un nouveau projet. La reprise de contact avec la succursale de Hollande fut son premier pas vers une activité parmi les hommes. Il annonça son retour à ses comptoirs et les informa que désormais les affaires se traiteraient à partir de Florence. De ces quelques mois d’exil il avait gardé une façon de s’exprimer un peu rude, et un visage éteint. Malgré tous ces voyages, Isaac avait tenu à régulariser sa situation. A Florence, les institutions communales reposaient sur l’organisation des arts, c’est-à-dire sur les corporations de métiers. Par mesure de sécurité et pour avoir la paix, il choisit d’appartenir à la corporation la plus importante dans la ville : celle des marchands. Comme il était dans le textile, il se fit admettre dans la corporation de la soie et de la laine. Aussi lorsque cette dernière demanda à Michel-Ange une statue représentant le roi David, Isaac prit part au financement du projet. David, en tant que roi d’Israël, devait inciter les Florentins à défendre leurs institutions et leur liberté. Il acquit une demeure en dehors des murs de la ville. Accrochée au flanc d’une colline, elle comprenait trente pièces et dominait un long jardin en pente. Un couple âgé de sourds-muets gardait la demeure. La femme avait pour tâche de préparer les repas de son maître lorsqu’il était présent. Il fut absent lorsque les troubles éclatèrent dans la ville, troubles qui provoquèrent l’expulsion de tous les Juifs. Sa propre expérience le maintenait à distance de la communauté juive mais cet évènement fit qu’il choisit d’être encore plus discret qu’il ne l’avait été auparavant dans sa vie quotidienne. Ainsi, il côtoya moins les notables de la ville, prétextant des préparatifs de voyages lointains ou de la fatigue. 24 5 Il reprit vite la route. Ses absences étaient fréquentes. Personne ne savait vraiment quand il résidait à Florence et quand il était sur les routes. A qui posait trop de questions, il était marchand de textiles et amateur d’objets d’art. Il confondait mobilité et liberté. Les voyages en haute mer, les longues chevauchées dans les tempêtes de poussière fine et jaunâtre qui imprègne les vêtements et laisse un goût âpre dans la bouche, les rencontres avec d’autres voyageurs dans les auberges, les longues discussions avec les éleveurs de moutons, avec les tisserands, la découverte d’objets précieux, tout cela empêchait les souvenirs de le hanter. En dehors de ces quêtes, il aspirait à une vie nouvelle au cours de laquelle plus rien ne viendrait le tourmenter. Son temps, lorsqu’il séjournait à Florence, se partageait entre ses deux passions : ses collections et son jardin. Il aimait consacrer du temps à son jardin potager, ses pommiers, et la taille de ses rosiers. Lorsqu’il travaillait la terre, il lui arrivait de penser, comme alors dans la forêt, que rien n’était encore tout à fait fini. Dans sa solitude, il avait pourtant fait de la place à une personne. Giorgio. C’était sans doute son seul ami. Ensemble, ils ne parlaient que d’art. Jamais il ne leur serait venu à l’idée d’aborder un autre sujet. Giorgo voyait en Isaac un connaisseur de la magie des contrées lointaines, un humaniste, un grand collectionneur. Isaac voyait en Giorgo un érudit avisé. A chaque retour de voyage, Isaac lui déballait curiosités et objets d’art amassés. En silence chaque objet était redécouvert, nettoyé puis Giorgio partageait son savoir sur les techniques artisanales et artistiques. Isaac l’encourageait à mettre par écrit ses connaissances sur la vie et les œuvres des artistes de son temps. A cette époque, naissaient en Italie les premiers cabinets de curiosités et d’art. Pris dans son sens premier, le mot « cabinet » désignait jusqu’alors un meuble où l’on rangeait côte à côte les petits objets, les bijoux et les papiers intimes. Pour Isaac et les autres collectionneurs, le cabinet était une pièce où l’on disposait les objets rares et précieux. Les princes d’Europe étaient avides de raretés. Dans leurs palais, des chambres entières étaient emplies d’objets hétéroclites provenant des quatre coins du monde. On pouvait y voir des peintures, des sculptures, des objets d’art, des médailles antiques, des livres rares, des tapis, des objets exotiques, des minéraux et des costumes d’indigènes, rapportés par les explorateurs et les marchands. Dans la limite de leurs moyens, les humanistes imitaient les princes. Isaac avait un énorme privilège par rapport aux princes collectionneurs : c’était lui qui, au bout du monde, choisissait ses futures pièces. Dans sa demeure florentine, il avait entassé pêle-mêle curiosités de la nature, objets d’arts, toiles de maître et de précieux tapis tissés par des doigts aussi fins que des aiguilles. Il rêvait de les rassembler en divers cabinets afin de les montrer et ainsi d’éveiller la curiosité de chacun. Giorgio lui avait conseillé de faire don de sa collection aux citoyens de la République florentine. L’Italie était la terre d’élection pour les collectionneurs. De nombreux amateurs avaient placé très tôt leur collection à la disposition d’un public averti. Isaac de Manzana avait une conception moderne, plus claire, mieux organisée pour sa collection personnelle. Il désirait regrouper ses objets par thème tout en procurant le plus d’agrément possible au visiteur. Mais pris par ses nombreux voyages, il n’avait encore pas eu le temps d’inventorier ses trouvailles, ni de les organiser en cabinet. Aussi, le rêve d’ouvrir sa collection à tous était sans cesse repoussé. Isaac se noyait dans toutes les tâches qu’il s’était assignées. La recherche des plus belles soies et des écheveaux de laine luisante et épaisse, le désir de visiter de nouvelles contrées, la quête d’objets rares et son travail de la terre quand il séjournait à Florence l’empêchaient de prendre du recul. Il aimait s’investir dans ces tâches et ne prenait pas le temps de réfléchir sur les motifs de cette activité. Répertorier, classer, disposer, c’était une façon de revenir sur le passé. Alors, puisqu’il était son seul maître et qu’il pouvait disposer de son temps comme bon lui semblait, il continuait à parcourir le monde, tant que ses forces le lui permettaient. Le nom de Manzana brillait en Europe et dans les contrées les plus reculées. Il n’en tirait aucun plaisir et se laissait entraîner par les tâches quotidiennes Il n’avait d’ailleurs jamais ouvert la lettre de sa femme. Pliée dans son enveloppe, la lettre était cousue dans une pochette et placée au revers d’un manteau de velours vert foncé, qu’il enfilait chaque soir après le souper. Entraîné par ce qu’il imaginait pouvoir découvrir, il allait là où on lui avait signalé la présence de jade blanc, de bronzes tibétains, de colliers de lapis-lazuli, de cornaline ou de turquoise. Il marchandait patiemment chaque pièce pendant des heures. Son écoute de l’autre, ses connaissances, sa franchise en affaires, son courage pour les longs trajets dangereux, faisaient l’admiration de tous les vendeurs. En cédant un objet à Isaac de Manzana, le négociant savait sa pièce appréciée à sa juste valeur. Personne n’aurait reconnu, dans cet Isaac plein de vie, l’homme taciturne qu’il était à Florence. 32 6 Un jour de décembre 1526, alors qu’il était âgé de soixante ans, les ambitions du sultan moghol Bābur, bloquèrent Isaac à Firouzabad pendant de longs mois. Les soldats de Bābur se battaient jusque dans les rues de la ville. Ce ne fut que lorsque la victoire des Moghols fut annoncée certaine, que le calme fut rétabli. Isaac avait trouvé refuge chez un vieil ami de la famille. Une fois les routes de nouveau sûres et les derniers marchés conclus, il s’apprêta à regagner l’Italie. Isaac remercia chaleureusement son hôte mais celui-ci ne le laissa reprendre la route qu’après lui avoir fait promettre d’assister à une fête d’adieu qu’il comptait organiser en son honneur. Au cours du long festin où se succédèrent les plats à base de riz fumant, de boulettes de mouton et de volaille, son hôte se leva, remercia le Ciel d’avoir pu héberger un tel ami, et s’adressant à Isaac à la lueur des torches, il lui remit un cadeau : -J’ai bien connu ton père, ton grand-père, ton arrière-grand-père, et j’ai toujours éprouvé le plus grand respect à leur égard. Je sais ce que tu as passé. Je sais aussi que la souffrance est toujours dans ton cœur. Pour cette raison, je te donne un présent, que tu es le seul à mériter, à mes yeux. Mais je te le donne à deux conditions. La première est que tu ne l’ouvres que lorsque tu seras chez toi, seul au milieu de tes collections. La seconde est que tu t’engages à léguer ta collection à la ville de Florence que tu aimes tant, lorsque tu ne feras plus partie du monde des vivants. Si tu ne réussissais pas à faire en sorte que ta ville soit ton unique légataire ce sera moi alors qui hériterai de toute la collection. Mes cavaliers sauront quand se mettre en route. Je pense que c’est la dernière fois que nous nous rencontrons, sache que je t’apprécie beaucoup et que mes pensées t’accompagneront toujours. Retourne en paix vers la ville qui a su ranimer une petite lueur d’espoir au fond de ton cœur. Isaac était pensif. Il se remémorait les paroles du vieillard. Le voyage du retour lui sembla long, plus long que de coutume. Peut-être vieillissait- il ? Une fois à Florence et avant d’ouvrir le mystérieux présent, il s’empressa d’aller rendre visite à son notaire afin de régler au plus vite la succession de la collection. Hélas, lorsqu’il lui eut expliqué le but de sa visite, l’homme de loi lui dit que le legs de sa collection à la ville était impossible. A cette époque, seul un prince ou un riche seigneur pouvait hériter d’une collection au nom de la ville. Et c’était dans le meilleur des cas. Celles-ci étaient le plus souvent pillées, après la mort du collectionneur ou de l’artiste. Cette situation ne convenait pas à Isaac de Manzana. Il décida donc de léguer ses trésors au seigneur de Firouzabad. Après tout, n’était-ce pas lui qui lui avait fourni ses plus belles pièces ? Il était, de plus, la seule personne ayant un lien avec son passé et Isaac mettait en lui toute sa confiance. 36 7 Une fois cette affaire réglée, il s’en revint chez lui le cœur léger. Il s’enferma à double tour dans une des pièces de la maison et déballa le précieux paquet. La boîte contenait une toile. Les rayons du soleil arrivaient directement sur le tableau, écrasant les couleurs et empêchant Isaac de bien distinguer le dessin. Il l’accrocha au mur et s’installa dans un fauteuil placé au milieu de la pièce. Les couleurs du tableau étaient chaudes, à base de beige et d’ocre. L’artiste avait étendu un glacis parfait qui donnait un air surnaturel aux trois enfants dessinés au premier plan. Derrière eux, sur des collines désertiques, était peinte, dans les tons dorés, une ville ceinte de murailles. Sur le côté droit de la toile, on distinguait un groupe de personnages, au milieu d’eux se tenait une femme qui portait un bébé. Son regard était tourné vers trois enfants, qui regardaient fixement devant eux, en direction d’Isaac. Tous les personnages paraissaient étrangement figés, comme arrêtés dans l’amorce d’un mouvement. En découvrant la toile, Isaac se demandait pourquoi le vieillard la lui avait donnée. Assis sur son siège, il examinait le tableau. La facture était minutieuse mais il ne reconnut pas l’œuvre d’un peintre connu. Il se pencha en avant, s’absorba dans les détails du paysage, examina les portes des remparts, l’éclat des pierres qui donnait une lumière si particulière à la ville. Ses yeux allèrent ensuite vers les enfants. En les regardant plus attentivement, il lui semblait que les enfants se détachaient de la toile. Leurs jambes commençaient à se mouvoir d’abord sur les divers plans du tableau puis franchement en dehors. Leurs yeux qui étaient fixes se mirent à se froncer par l’éclat de la lumière. La petite fille se frotta les yeux. Elle sauta sur le plancher de la pièce, suivie de ses deux frères plus jeunes. La fillette salua Isaac d’un grand « bonjour ! » Stupéfait, il ne sut trop que répondre et comme le rêve était doux, il prononça un timide bonjour. Il les regardait aller et venir dans la pièce, prenant dans leurs mains les objets éparpillés, disposés à même le sol, les examinant et les reposant soigneusement. Puis, il leur demanda d’où ils venaient. Nous ne le savons pas nous-mêmes Monsieur, répondirent les enfants un peu gênés. Mon nom est Isaac, et vous, comment vous appelez-vous ? Nous nous appelons Yasmin, Shoam et Leshem. Quelle est cette ville dorée derrière vous ? C’est notre ville ! dirent-ils en souriant. C’est drôle car elle me rappelle un lieu que j’ai connu. Mais il y a longtemps, très longtemps … une ville que l’on m’aurait obligé de quitter … c’est bizarre… Nous ne savons pas d’où nous venons, mais nous savons avec certitude que nous avons été peints, et qu’une fois la toile achevée, alors que nous voulions en sortir pour visiter le monde, nous avons été placés dans la boîte que vous venez d’ouvrir… Haha ! …. fit-il ébahi ! C’était la première fois depuis très longtemps qu’il avait envie de rire, de rire très fort. Il se contenta de sourire car il ne voulait pas que le rêve s’arrête. Sortant de la pièce et se mettant à courir un peu partout, les enfants lui demandèrent : Etes-vous collectionneur ? Il y a tant de choses chez vous ! Savez-vous ce qu’est un collectionneur ? demanda Isaac avec un sourire ravi sur les lèvres. Il avait l’impression de connaître ces enfants qui à peine sortis de la toile, semblaient avoir toujours vécu dans cette maison. Un collectionneur est un érudit, c’est un homme curieux, rassemblant des choses de la nature et des objets faits de la main de l’homme, pour les montrer à ceux qui pensent à priori ne pas s’y intéresser, et aux connaisseurs… rétorqua Yasmin. Il comprit que cette réponse s’adressait à lui et décida de ne rien y ajouter. Avec un grand sourire, il leur proposa de leur faire visiter la maison et de se joindre à lui pour le souper. Après le repas et avant de réintégrer la toile, les enfants demandèrent si leur présence ne le gênait pas. « Quelle question ! » leur répondit- il. Il les invita pour le petit déjeuner, servi à sept heures tapantes le lendemain matin. Quelle étrange journée ! se dit-il en montant dans sa chambre à coucher. Il alla à la fenêtre de sa chambre puis, regardant le ciel, il serra ses poings, prit une longue inspiration et les yeux clos remercia Celui qui avait décidé que les choses se passent ainsi. Cette nuit là, il ne dormit pas. Désormais à chaque repas, il n’était plus seul. Les enfants, une fois sortis de la toile, ne cessaient de fureter parmi les objets précieux. Ils les tournaient, les retournaient dans tous les sens, pour faire jouer la lumière sur les amulettes de jade en forme de poisson, les cristaux de souffre de Sicile, les cristaux de roche des Alpes, les lapis-lazuli d’Afghanistan. Ils admiraient les mouches prises dans l’ambre de la baltique. Ils caressaient les peaux de crocodile, se revêtaient de pagnes et de colliers de coquillages. Ils désiraient comprendre. Ils voulaient qu’Isaac leur décrive les régions où il avait trouvé ces objets, savoir s’il y faisait froid ou sec, s’il y avait de hautes montagnes ou si les hautes herbes s’étendaient à l’infini. Ils étaient curieux de connaître les circonstances de la découverte, est- ce que ces objets étaient rares ou communs, et si d’autres collectionneurs avaient pu se procurer des objets similaires. Isaac n’était pas habitué à tant d’agitation, de questions. Mais les enfants l’émerveillaient par leur innocence et leur pureté. Il leur relatait patiemment comment il avait mené les discussions pour acheter des vases de l’époque Yuan, en porcelaine bleu et blanc, et leur montraient les dragons jouant sur les vagues. La fillette était attentive à la finesse des peintures du moine Fan K’ouan. A chaque question, Isaac replongeait dans le passé. Les images lui revenaient brillantes et nettes, avec ses déceptions et ses joies. Il s’apercevait que le sanctuaire qu’il s’était bâti sur les collines toscanes, qu’il avait désiré secret et fermé s’éveillait à la vie, et cela le rendait perplexe. Depuis la réception de la lettre de son père, Isaac avait fui ses souvenirs. Il avait renoncé au bonheur. Son travail, sa quête de l’objet rare, accaparaient ses journées et mobilisaient sa pensée. La venue de ces enfants fit voyager librement son esprit, il n’avait plus besoin de monture, de bateau. Cette rencontre le sortait de sa torpeur. Il songea à la vie de Yasmin, Shoam et Leshem pris au piège de la toile, à son propre piège. Un mois après leur arrivée, les enfants lui proposèrent de l’aider à mettre sa collection en ordre. Il accepta. Ils commencèrent par en dresser l’inventaire. La tâche était rude. La fillette et les deux garçons prirent leur travail au sérieux. Isaac apporta toute la rigueur nécessaire à cette œuvre de longue haleine. Les expéditions dans les contrées lointaines ne l’intéressaient plus. Isaac chargea plusieurs personnes de le remplacer dans ses voyages interminables. Pour la première fois, il envisagea d’arrêter. Il avait maintenant un but véritable : ouvrir ces trésors au public et aider ces enfants à connaître le monde dans lequel ils évoluaient. Il devint moins amer, plus ouvert. Le souvenir de l’Espagne, de son enfance, celui de ses parents le faisaient moins souffrir. L’inventaire dura sept ans. Les journées se déroulaient de façon immuable. Le matin, Isaac et les enfants notaient la description, l’origine et la datation des objets de la collection, puis décidaient de leur emplacement dans l’une des trente pièces de la maison. L’après-midi, Isaac instruisait ses petits compagnons. Les enfants jouaient ensuite dans le jardin jusqu’à la tombée de la nuit. Le soir, après avoir dîné et s’être promené, ou s’être assis devant le feu de la cheminée, chacun allait se reposer. Isaac remarquait qu’avec les années ses compagnons grandissaient. Il aimait les voir discuter de la couleur à donner aux murs, décider de la disposition des œuvres et de l’emplacement des meubles qui renfermeraient les divers objets. Le collectionneur se taisait, admirant leur savoir-faire. Une fois l’architecture et l’agencement des pièces achevés, ils se mirent à ranger avec le plus grand soin tous les objets qui allaient être regroupés dans une même pièce. Isaac de Manzana ne savait plus comment exprimer sa reconnaissance aux adolescents. En ramenant ces objets à Florence il les avait extirpés de leur milieu naturel. Envisager leur présentation lui posait un sérieux problème. Yasmin, Shoam et Leshem, avaient réussi ce qui lui semblait insolvable, ils les avaient fait appartenir au lieu. L’aménagement de la collection terminé, ses jeunes compagnons lui en firent une visite guidée. Le premier cabinet était celui des coquillages, à côté celui de la zoologie, avec la peau de crocodile, les caméléons et quelques oiseaux. On trouvait ensuite le cabinet de minéralogie, renfermant de magnifiques cristaux, l’ambre et les fossiles. Isaac entrait dans chaque pièce comme pour la première fois. Il s’étonnait toujours du raffinement de la présentation, se demandait ce qui les avait amenés à préférer tel camaïeu pour les murs, tel velours vert sombre pour faire ressortir les pierreries. Pour la botanique, Isaac de Manzana avait aménagé une grande serre, où poussaient des plantes inconnues du sol italien. Nos trois conservateurs avaient imaginé une suite de sept pièces, renfermant divers objets classés par pays, par région ou par articles. La Chine possédait une large pièce à elle seule, avec des amulettes en jade, de la vaisselle de bronze de la même forme que les céramiques servant à la préparation et au service des repas. Un guerrier, grandeur nature en terre cuite, gardait la porte du cabinet suivant. Les statuettes funéraires mingki en céramique grise ou rougeâtre dans leur attitude stylisée étaient regroupées dans un coin du cabinet. Au centre, par contraste, les vases de porcelaine bleu et blanc les illuminaient. En face, était accrochée une œuvre du moine Fan K’ouan, qui par les petites touches rondes de son pinceau semblait repousser les hautes montagnes dans la brume. Dans le cabinet réservé à l’Inde, étaient alignés des couteaux, aux manches sertis de rubis, à lame d’or ou d’argent. Sur une table d’ébène, à l’abri du jour, étaient disposés des textes de Kalpasutra Jaïn rédigés sur des feuilles de palmier. Les céramiques émaillées et les bas reliefs de marbre blanc sculpté comme de la dentelle, ainsi que les fines sculptures en grés rouge de la région d’Osian avaient leur propre cabinet. La parure qu’Isaac préférait provenait de la région du Rajasthan : c’étaient un bracelet et un collier en or incrusté de diamants et de rubis sur fond émaillé bleu. Des Amériques, il s’était fait envoyer des costumes à plumes d’indigènes. Dans le cabinet réservé à l’Afrique noire, les enfants avaient disposé de nombreuses figurines hiératiques représentant des personnages agenouillés, des cavaliers de céramique et diverses armes en bois, en fer ou en ivoire. Les lampes de mosquée en verre émaillé de Syrie et d’Egypte, les chandeliers en bronze incrusté d’argent provenant de Hamadan étaient disposés sur des tables basses orientales. Une remarquable peinture, provenant du livre de Chah Nameh écrit par Firdoussi, peint à Chiraz en 1435, lui réchauffait le cœur à chaque fois qu’il entrait dans la pièce. Lorsqu’il se souvenait des lieux et des personnes qui l’avaient aidé dans le choix de toutes ses pièces, il se rendait compte que leur acquisition n’avait pas toujours été facile. Il n’avait pas toujours aimé du premier coup d’œil ce qu’on lui proposait. Certains objets lui étaient tout à fait étrangers. Il avait lentement appris à les connaître, les avaient étudiés puis aimés. Et ce qui le remplissait le plus de joie était de savoir que des néophytes allaient, comme lui, en visitant son musée, voir qu’ailleurs, on ressent, on regarde, on vit pareil mais différemment. Le monde est un, mais il peut être vu en des milliers de facettes, et chacune d’elles est une étincelle de vérité. Deux pièces étaient réservées aux tapis de Turquie, parmi lesquels les tapis anatoliens à motif de dragon, souvent reproduits dans les tableaux italiens. Des tissus brodés d’Inde et de Chine, ainsi que des tapisseries de France, jouxtaient le cabinet des instruments de musique. L’art italien avait une place de choix avec des vases d’or, aux incrustations de pierres précieuses, des chandeliers, et plusieurs salles qui renfermaient des portraits de souverains, de poètes, de savants et de grands capitaines. La première édition, du Talmud de Jérusalem, parue à Venise chez Daniel Bomberg et conservée par Isaac avec le plus grand soin, occupait un cabinet à elle seule. 50 8 Isaac de Manzana ne pensait pas avoir accumulé tant de merveilles durant sa vie. Ses collections réunissaient la nature, l’art et l’histoire, tout ce dont rêvaient les humanistes de l’époque. Une fois l’organisation des salles achevée, Isaac se mit à rédiger un guide à l’usage de tous, érudits, artistes ou néophytes, qui donnait corps à son rêve. Celui-ci comprenait une description technique de l’œuvre ainsi qu’une anecdote sur son histoire et son acquisition. Alors seulement, il jugea que tout était prêt : les Florentins pouvaient venir voir ses trésors. Il ouvrit les portes de sa demeure deux fois par semaine à des groupes de dix personnes. Il expliquait à chacun les raisons de ses choix et s’émerveillait de l’intérêt que chacun portait à ces objets. Jamais, durant les quelques années qu’il œuvra à guider sa collection, il ne se lassa. Au contraire, il se sentait comblé. Les banquiers, les marchands se mêlaient aux palefreniers et aux chiffonniers pour admirer sa collection. Le prince de la ville se rendit en personne à la demeure d’Isaac de Manzana pour voir les objets dont tout le monde parlait. Un soir, alors que Yasmin, Shoam et Leshem avaient réintégré la toile, et qu’il ne parvenait pas à s’endormir, il fit le tour de ses nombreux cabinets. Puis, comme le sommeil le fuyait toujours, il s’assit devant la toile et déchira la pochette cousue au revers de son habit de velours vert. Il en retira la lettre de sa femme qu’il n’avait jamais ouverte. Il la lut, et il lut également les mots écrits de la main de ses enfants. Une larme coula sur sa joue ridée. C’était la première fois qu’il acceptait de pleurer. Il pleura longtemps, calmement et se remémora. Il revit sa femme, ses enfants. Il se rappela leur voix, leurs rires, leurs pleurs. Tout le passé qu’il avait enfoui au plus profond de lui resurgit. Il se sentit apaisé. La colère et le désir de vengeance, qu’il avait toujours refoulés, s’étaient volatilisés. Il ne cherchait plus à en comprendre le sens. Il réalisait que ce qu’il avait cru être le hasard, l’avait conduit sur un chemin précis. Il pleura tard dans la nuit. Il pleura sa liberté et enfin s’assoupit. Le lendemain, lorsque la muette vint servir le thé de Chine qu’elle apportait chaque matin, elle trouva porte close. Elle alla au cabinet de peinture, frappa trois coups avant d’entrer mais constata que la porte était fermée. La consigne était que s’il ne répondait pas il fallait avertir le notaire. En se préparant à sortir avec son mari, ils virent une caravane étrange accompagnée de cavaliers enturbannés s’arrêter devant la porte. Ceux-ci demandèrent s’ils étaient bien arrivés à la demeure d’Isaac de Manzana. Prévenue de leur arrivée elle leur montra les divers cabinets et leur demanda de ne pas entrer dans la chambre d’Isaac. Puis pressant le pas le couple alla quérir le notaire. Celui-ci, muni des clés et du testament, ouvrit la porte en présence de personnalités dont les noms avaient été indiqués par Isaac. Giorgio était présent. Dans la pièce, on trouva un fauteuil vide encore tiède installé devant la toile. La douce lumière matinale des collines toscanes filtrait par la fenêtre ouverte. Les oiseaux pépiaient et voletaient parmi les couleurs vives et les senteurs délicates des fleurs du jardin. Isaac n’était pas là. Il n’était pas dans la pièce, ni dans aucune des trente autres pièces de la maison, ni dans les serres, ni dans le jardin. Personne ne le retrouva. Sa disparition resta une énigme pour tous les habitants de Florence. Seul Giorgio, en connaisseur avisé, remarqua, près de beaux adolescents, un vieil homme qui les regardait avec tendresse et reconnaissance. Un personnage de plus sur la toile. I S B N 978-965-93032-0-5